Le coin lecture :  » Tous des martiens » (partie 1)

Impossible.

Il va être impossible de se sortir de cette affaire sans dommage.Joachim ne roule qu’à quatre-vingt cinq kilomètres-heure, mais ça va faire boum.C’est sûr.Il est onze heures du matin, la route de campagne est toujours mouillée de la bruine matinale. Peut-être que si sa voiture avait eu un ABS…Mais une Peugeot 106 XS1 de 1993 ne possède pas d’ABS. Une Peugeot 106 XSI de 1993 ― pas encore catalysée ― est la meilleure voiture du monde parce qu’entre autre, elle est simple. La Peugeot 106 XS1 Phase Un, de 1993, ne se leste pas de superflu. Elle ne s’embarrasse pas de falbala. Un ABS ? Pourquoi pas un ESP, tant qu’on y est ?*Sauf que là, le progrès technique, Joachim n’aurait pas fait son bégueule.L’autre voiture est une Peugeot 208, la descendante avec embonpoint de sa 106. Elle vient de surgir de la grosse maison à droite sur la chaussée.En marche arrière !! Et pas au ralenti.Chère Prudence ? On repassera.La femme au volant ne l’a pas vue, sa Peugeot 106 XSI de 1993, qui, en si peu de mètres, ne pourra freiner à temps.Joachim emmène sa XSI, digne remplaçante de la 205 GTI, sur la voie de gauche. Sauf que la conductrice sortie de chez elle à l’inconscience large : non contente de s’être engagée sur la chaussée comme une princesse en grand tralala, la mamie est en-train de se placer sur la voie de gauche, justement.Pas le temps de revenir à droite : il va y avoir collision.Dans cette configuration, c’est la fille de Joachim sur le siège passager qui va tout prendre. Alors, tout en continuant à freiner par à-coups ― comme une sorte d’ABS humain ― Joachim emmène sa Peugeot dans le fossé, complètement sur la gauche.La départementale entre Cerisy-la-Salle et Notre-Dame-De-Cenilly, Manche, est entrain de connaître un peu d’actualité, tout ça à cause d’une mamie hors sol. Un lendemain de Noël, pas de bol d’être tombé sur une pareille cloche.La 106 s’engage dans le fossé mais percute quand-même la 208. La fille de Joaquim n’a rien, à peine une frayeur vite dissipée. C’est le principal. Fille et père se prennent dans les bras. Joachim tire la trappe du capot, mais il peine à ouvrir sa portière coincée par les feuillages. La grande est déjà sortie de la voiture, partie appeler maman pour lui raconter, la rassurer et supposer qu’elle ne sera pas à Rennes avant ce soir.Joachim s‘est enfin extirpé de la XSI et constate les dégâts sur l’avant, capot plié, aile enfoncée : la colère monte et, elle n’est pas feinte.

La mamie n’a rien eu. Elle ne dit pas bonjour, à peine « pardon », juste : « ça fait vingt-cinq ans que je sors en arrière de chez moi sans problème. »Le chameau ! Joachim, ça lui coupe la chique. Dans le genre qui ose tout, la vieille vient de rafler le titre mondial.« La vingt-sixième année ne vous aura pas réussie ! » parvient-il à articuler en se retenant de hurler sur la vieille que ça lui en arrache les intestins.Joachim n’a pas trouvé le choc si terrible, en vrai. Mais il a les chocottes. Les petites sportives ne sont pas en titane. Et sa raison a déjà retiré son chapeau devant le drame. ça, c’est pas bon : sa raison n’a jamais tort.Avant droit-contre avant-gauche : le jeu semble égal, mais la 208 n’est pas une grosse pour rien. Sa protection passive lui vaudra un pansement sur le pare-choc, une peinture et hop : roule la vieille !

Joachim ouvre son capot plié. Là, se chante une autre chanson. Un hymne funéraire.Longeron avant plié : pas réparable. Ou alors à payer un marbre. Tais-toi donc…Ou alors, changer la caisse  ; intégrer une carrosserie entière de 106 XR, XT ou XS, les trois modèles qui possèdent le même moteur et donc les même fixations . Puis ressouder les bons chiffres et découper les ailes arrières. C’est jouable avec un pote-mécano. Sauf que… il l’a déjà fait.Et il ne tient pas à le refaire. Sans façon, vraiment.

Joachim a acheté la Peugeot en 2018 à un gougnafier qui avait caché la merguez au niveau des passages de roue en plaçant des plaques d’acier de zéro virgule cinq millimètre sous une fine couche de Blaxon. Ceci pour donner le La de toutes les vilenies découvertes semaine après semaine sur la victime.Pourquoi acheter de telles épaves alors qu’il est aisé de contracter un crédit ― ou un leasing ― pour acquérir une bonne, simple et neuve et imposante Clio ?Parce que l’amour rend aveugle.Aussi, il peut s’avérer possible de tomber amoureux d’une large berline contemporaine saturé d’électroniques infantilisante, affublée d’un écran qui rappelle le bureau. Comme déjà écrit au-dessus : l’amour rend aveugle.

Joachim, le pote-mécano, il l’a. C’est un bon. Afin de redonner son lustre à la 106 et se débarrasser d’une caisse maquillée bonne pour la casse, Jean-François et lui, fin 2018, sont partis à Brest ramener une 106 XR. Une épopée ! La tire, payée 500 balles n’avait pas un pet de rouille mais une fois au bout de la Bretagne, le duo a découvert que son gazier était à bout de souffle. Il a rendu son dernier dans le jardin de Jean Baptiste, à Évreux ― salade de bielles ― après un trajet de six cent bornes pendant lequel Joachim, fine mouche, n’avait pas osé arrêter la Peug’, même pour aller au petit coin.

Les deux potes ont mis la Bretonne à poil et Jean-François l’a rhabillée des éléments de la XSI. Totalement investi dans le projet, le pote, sorte de grand Jedi de la mécanique, en a aussi profité pour lui coller une culasse rectifiée et un volant moteur allégé. La bestiole a obtenu son CT avec mention et les félicitations du contrôleur.Parfois, on a le cul bordé de nouilles. Mais pas ce 26 décembre.

Joachim a pris les choses en main afin de ne pas péter une durite. Il a demandé à la vieille qu’on s’installe chez elle, au chaud dans son salon pour remplir le constat, vu qu’elle s’apprêtait à faire ça dehors par moins six degrés sur son capot même pas plié. « C’est que je viens de tout laver », qu’elle a même baragouiné. La fille de Joachim a pris la main de son père pour faire redescendre sa température.

Devant un café ― qu’il a fallu lui quémander ― la vieille a reconnu sa responsabilité à 100 %. Elle a signé le papelard. Elle a parlé de son mari parti y’a pas une heure chercher des tasseaux pour le poulailler et qui allait « drôlement » l’« enguirlander » en rentrant. Elle n’a pas eu l’air de réaliser que la perte de sa voiture peinait Joachim. Quand elle a compris la tristesse du monsieur à l’autre bout de la table, qui mettait bien trop de sucre dans son allongé, Mamie-sans-gène a lâché de la voix sèche de l’institutrice à qui aucun élève n’a apporté de pomme ce matin, que « c’était juste qu’une voiture », que ça sert juste à se déplacer, une voiture ― la fille de Joachim a repris la main de son géniteur pour y faire descendre à nouveau la température ― et que « y’a des choses plus importantes dans la vie, fort heureusement », comme « être en bonne santé pour travailler ». « Moi, par exemple, a déroulé nanny-la-morale, j’ai commencé à quatorze ans comme apprentie. Ça a été bien mieux que si j’étais resté à l’école. ».Elle a enfin ajouté, pour la trentième fois ― au doigt mouillé ― avec une vraie constance dans le regard ahuri : « ça fait vingt-cinq que je sors en arrière de chez moi, ça ne m’était jamais arrivé ! »La main de sa fille n’a pas été suffisante : Joachim est excédé.« Vous êtes vraiment une martienne ! »La vieille a écarquillé les yeux et lui a lâché un regard de travers.― Ah, ben ça… »

A suivre…

Auteur : Olivier RODRIGUEZIllustratrice : Amélie-Jeanne FRENÇOISRelectrice : Cécile LethielleuxDéclaré INPI, aucune reproduction ni extrait n’est autorisée.
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